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Chantiers de la justice et transformation numérique : un programme ambitieux

Tech&droit - Start-up, Données
19/01/2018
Faire de la justice un ministère exemplaire de la transformation numérique, telle est l’ambition de la garde des Sceaux. Un objectif qui prend davantage corps avec la remise, le 15 janvier dernier, des cinq chantiers de la justice dont celui de la transformation numérique qui avait été confié à Jean-François Beynel et Didier Casas. Revue de détails des propositions et du calendrier.
Vers un service public numérique de la justice
Pour la ministre de la Justice, « Nous n’avons plus de temps à perdre pour réformer la justice (...). La transformation numérique est le cœur du réacteur. Sans celle-ci, il n’y aura pas de transformation de la Justice ».
 
Une réforme qui doit se faire au bénéficie du citoyen, en premier lieu, pour offrir « aux usagers, à l’horizon 2020, un véritable service public numérique de la justice » (Ministère de la Justice, 15 Chantiers de la justice, Transformation numérique, 15 janv. 2018, p. 7 ; vidéo disponible ICI). Un point sur lequel a insisté le président de la République lors de l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation, le matin même (Cour de cassation, allocution du Président de la République, 15 janv. 2017) : « une justice effective, c’est une justice qui utilise les moyens disponibles pour se simplifier et se rapprocher des justiciables. C’est tout l’enjeu de la numérisation de la justice ». Mais l’autre enjeu du numérique, c’est d'être au service des acteurs afin d'améliorer leur quotidien (outils performants, bon fonctionnement des applicatifs métiers, développement de la dématérialisation, etc.).
 
Plus qu’une simple dématérialisation des procédures, la transformation numérique de la justice suppose de simplifier le service public de la justice, ce qui rend nécessaire une refonte complète de son organisation et non de simples rustines : « Le numérique n’est pas la transposition digitale des dispositifs existants » a indiqué Emmanuel Macron. « Il ne s’agit pas simplement de dématérialisation. Il nous faut créer profondément une organisation nouvelle qui grâce aux innovations, nous permette de revoir nos organisations », a souligné le président de la République, mettant en garde contre le risque de créer un « monstre numérique » en cas d’ajouts de couches successives d’applications. Une refonte qui rendra son accès plus simple et plus rapide, tout en maintenant des garanties fondamentales.
 
Concrètement, les magistrats s’appuient déjà au quotidien sur un certain nombre de logiciels pour exécuter leur mission. Un foisonnement d’applications qui, parfois, non seulement fonctionnent mal (voire très mal), mais qui sont également difficiles à interfacer entre elles, voire avec celles d’autres acteurs de la justice comme les avocats. Une réelle perte d’efficacité là où justement l’objectif est de rationnaliser et d’optimiser les tâches, pour permettre au juge de se recentrer sur le cœur de sa mission.

État des applicatifs métiers :

  • en cours d’usage : la carte agent, la plateforme nationale des interceptions judiciaires, la communication électronique civile, le dossier partagé de juridiction, les nouveaux modules de Cassiopée, Roméo, les logiciels métier parquet, ou GENESIS, etc. ;
  • applications expérimentales :  échanges inter-applicatifs entre le casier judiciaire et Cassiopée, le module scellés de Cassiopée, le TAJ, PARC (Banque de France), TRAJET (application Tracfin), REDEX, e-scc, PILOT, Cassiopée cour d’appel, applicatifs spécifiques de l’administration pénitentiaire, etc.).

Pour Jean-François Beynel, premier président de la cour d’appel de Grenoble, et Didier Casas, secrétaire général de Bouygues Télécom et maître des requêtes au Conseil d’État, « cette ambition passe par un effort exceptionnel pour la mise à niveau de l’infrastructure technique, le déploiement d’outils à l’état de l’art pour satisfaire les besoins actuels » (Ministère de la Justice, Chantiers de la justice, précité, p. 7). Une remise à plat nécessaire pour faire du service public de la justice une brique intégrable à l’État plateforme.
 
Les mesures concrètes
La transformation numérique va toucher l’ensemble des étapes de la procédure. À terme, l’objectif est de redonner la main au justiciable sur le suivi de son contentieux, afin qu’il :
  • ait accès en ligne à l’état d’une procédure, qu’elle soit civile ou pénale (accès restreint au SAUJ à partir du printemps 2018 puis ouvert à tous les justiciables dès l’automne 2018) ;
  • puisse, dans le domaine civil, saisir en ligne les juridictions  à compter de la fin 2018 ;
  • dépose en ligne une demande d’aide juridictionnelle, qui sera traitée de manière entièrement dématérialisée, à compter de 2019 ;
  • soit à même de consulter son casier judiciaire B3 de façon dématérialisée et ce, dès le printemps 2018.
 
Si l’on rentre un peu plus dans le détail opérationnel des propositions, voici ce que suggère le rapport :

Les acteurs du renforcement de la médiation

  • le rapport suggère « afin d’optimiser les chances de développement de la médiation et de la conciliation numérique de laisser cette phase au développement libre des initiatives associatives, des professionnels du droit (avocats, huissiers, notaires…), des acteurs privés tels les LegalTech, des grandes entreprises (médiateurs internes) » ;
  • sous certaines réserves : « la fixation (dans une sorte de charte d’adhésion) de principes généraux qui devraient être respectés  : tarification « raisonnable » ; compétence et honorabilité des personnes physiques responsables de la plateforme  ; localisation en France des personnes responsables d’organiser et de proposer des solutions amiables ; respect des lois et règlements »
  • Saisine en ligne des juridictions ;
  • Création d’un dossier judiciaire numérique unique (pénal et civil) : « En clair, chaque partie à l’instance aurait la responsabilité de nourrir le dossier numérique unique en y versant des pièces en version dématérialisée. Chaque acteur (partie, juge, greffe, avocats, experts…) aurait accès à tout ou partie du dossier sur la base d’accréditation définissant des niveaux de droit d’accès » ;

Faisabilité technique

  • le dossier numérique relevant de la fonction régalienne, il devra rester sous le contrôle de l’État et ce, « en utilisant autant que possible les briques et les progiciels existant, quitte à ce qu’ils puissent être adaptés aux besoins particuliers de la justice. Puis, dans une logique de partenariat de confiance telle que celle qui a permis d’interfacer RPVA et RPVJ, les professionnels du droit seraient invités à intégrer à ce dispositif, via des API » ;
  • les auteurs suggèrent également d’utiliser l’approche plateforme et/ou le cachet serveur pour rechercher une plus grande efficience du système (et non la signature électronique personnelle)
  • Audience civile interactive : il s’agit ici d’inciter les parties à renoncer à l’audience civile, de faire connaître le rapport du juge avant l’audience et, lorsqu’elle sera maintenue, de la rendre interactive pour améliorer sa pertinence ;

Les moyens à mettre en place

  • Le développement et la généralisation de dispositifs d’aide à la rédaction (trames, modèles, intégrations des écritures des parties)
  • Une intégration plus facile de la jurisprudence par le deep learning qui permet l’agrégation de décisions de même nature, et par la capacité de l’outil numérique à rapprocher des données, permettre l’appui à la prise de décision ;
  • Une redéfinition de l’office du juge et des missions des acteurs directs (greffiers et juristes assistants).
  • Audience pénale rationalisée ;
  • Notification/signification électronique.
 
Les moyens financiers
Pas de service public numérique de la justice sans financement dédié. Sans rentrer dans le détail, parfois assez effarent, de l’état des infrastructures et de l’équipement informatique des juridictions, mettre simplement à niveau les applicatifs existants et les rendre accessibles imposent déjà de lourds investissements.
 
Une première étape a été franchie avec la loi de finances pour 2018 (L. n° 2017-1837, 30 déc. 2017 ; v. Ministère de la Justice : un pas important vers la transformation numérique, Actualités du droit, 28 sept. 2017), qui sera poursuivie avec la loi de programmation pour la justice 2018-2022.
 
Deux points de vigilance
L’inclusion numérique.- Ne laisser aucun justiciable sur le bord du chemin numérique. Tel est le leitmotif (l’« inclusion numérique » est un élément de langage clef du gouvernement) de tous les ministres œuvrant pour la transformation numérique de l’État. Défaut d’accès à internet ou absence de maîtrise du savoir-faire, les plus démunis économiquement ou socialement doivent être accompagnés. Nicole Belloubet l’a répété à plusieurs reprises et le rapport se fait l’écho de cette volonté.
 
En pratique, les référents proposent plusieurs évolutions :
  • l’intégration du numérique aux services d’accueil uniques des justiciables (SAUJ) ;
  • la mobilisation du réseau des maisons de justice et du droit, des points d’accès au droit, via le réseau des conseils départementaux de l’accès au droit, comme points d’entrée renforcés pour les plus démunis et les plus fragiles et renforcer les partenariats avec les autorités locales et le secteur associatif (FNARS, UNIOPS, UNAF, etc.) ;
  • la mise en place de consultations gratuites réalisées par les barreaux ;
  • la formation et la sensibilisation des travailleurs sociaux sur l’accès au numérique.
 
Accroissement de la transparence du service public de la Justice.- Dans un monde hyperinformé, les citoyens attendent aussi de la justice une information efficace et qualifiée. Raison pour laquelle le rapport suggère quatre pistes d’améliorations :
  • faire de justice.fr LA plateforme de diffusion de l’information juridique (modèles, listes de pièces, etc.) ;
  • mettre en place des relais locaux ;
  • renforcer la transparence sur la procédure (qui prend en charge le dossier ? Quel délai de traitement ?, voire même, à terme, date prévisible de jugement) ;
  • révéler la jurisprudence consolidée juridiction par juridiction, ce qui sera rendu possible par l’open data (v. Open data des décisions de justice : le point sur les arbitrages et garanties proposés par la mission Cadiet, Actualités du droit, 10 janv. 2018) ; en écho au rapport Cadiet, cette transparence appelle pour Jean-François Beynel et Didier Casas une autre transparence : « il convient de réfléchir à la mise en œuvre de mécanismes de contrôle adapté par la puissance publique ainsi, et peut-être surtout, qu’à l'adoption d'un dispositif de certification de qualité par l'édiction d’une obligation de transparence des algorithmes ».
 
Un plan de déploiement ambitieux
Le rapport propose de procéder par étapes. La première consisterait en la consolidation de l’existant et la seconde, plus ambitieuse, amènerait une refonte complète des systèmes d’information du ministère.
 
Dans un premier temps, les auteurs suggèrent :
  • d’achever le déploiement des applicatifs métiers déjà initiés (CASSIOPEE-CA, PORTALIS, applicatifs des parquets, échanges inter-applicatifs entre le casier judiciaire et Cassiopée, module scellés de Cassiopée, TAJ, PARC (Banque de France), TRAJET (application Tracfin), REDEX, PILOT…), et ce dans un délai de deux ans, avec pour ambition de faire entrer la méthode agile au sein du ministère ;
  • d’accompagner les utilisateurs de ces applications, ce qui pourrait passer par la mise en place d’un réseau structuré de correspondants locaux informatiques, mais aussi, plus innovant, par le développement d’agents conversationnels (autrement dénommés chatbots).
 
Ce qui suppose au préalable :
  • de consolider les centres de données et d’augmenter massivement le débit des réseaux, permettant un usage plus fluide de la messagerie et des applications ;
  • le renouvellement et la modernisation des outils du travail du quotidien ;
  • de consolider les systèmes d’information de la protection judiciaire de la jeunesse et de l’administration pénitentiaire ;
  • de préparer les outils permettant la mise à disposition des décisions de justice dans le cadre de l’open data ;
  • la mise en service d’une plateforme permettant l’échange sécurisé de documents volumineux, le déploiement des centres d’appel parquet, d’un outil de prise de rendez-vous en ligne et la consolidation du dispositif de visio-conférence ;
 
Ensuite, dans un second temps, à l’horizon 2020, les applications actuelles seraient remplacées, pour permettre, en matière civile, le déploiement d’une procédure 100 % dématérialisée, et dans le domaine pénal, la mise en place d’un dossier pénal unique accessible à chacun des acteurs de la procédure. Sans oublier l’amélioration des systèmes d’information de l’administration pénitentiaire et de la protection judiciaire de la jeunesse.
 
L’aboutissement de cette rationalisation étant le déploiement de l’État plateforme, dont l’un des objectifs et de permettre de réaliser 100 % des démarches administratives en ligne à l’horizon 2022, conformément à l’objectif fixé par le président de la République.
 
« Ces propositions constituent un socle solide et novateur qui vont me permettre d’élaborer des pistes de travail que je soumettrais à concertation dès la fin du mois de janvier » a affirmé la garde des Sceaux. Un préalable à l’élaboration des axes de la loi de programmation pour la Justice 2018-2022 qui devrait être présentée au printemps 2018 et des projets de loi de simplification pénale et civile.
Source : Actualités du droit