Retour aux articles

La blockchain, clef de la sécurisation du secteur foncier et du système cadastral dans les pays en développement

Afrique - Droits nationaux
Tech&droit - Blockchain
15/06/2018
Pas une semaine ne s’écoule sans que les nouvelles prouesses de la blockchain ne s’affichent dans la presse spécialisée, mais également généraliste, signe que la société commence à percevoir le phénomène technologique à venir. Après avoir insufflé un renouveau technologique dans des secteurs aussi divers que porteurs, tels que la finance, l’énergie, l’assurance ou bien encore la santé, voici venu le temps pour la blockchain d’ancrer son innovation de rupture dans le secteur foncier. L’analyse de Cédric Dubucq, avocat au barreau d’Aix-en-Provence et fondateur de Lex4, et Yohan Sabri, collaborateur.
Nombreuses sont les start-up et ONG qui œuvrent à enregistrer les titres de propriété sur ce grand livre comptable numérique qu’est la blockchain, dans le but de résoudre les conflits fonciers existants.
 
Au Ghana, près de 90 % des terres rurales ne sont pas répertoriées dans une base de données officielle et de nombreux citadins n’ont pas encore d’adresse officielle. Dans les pays en développement, le régime foncier manque aussi bien de clarté et soulève de nombreuses problématiques juridiques. Les entrepreneurs se retrouvent ainsi freinés par l’absence de sécurité juridique en matière immobilière et sont incapables de mobiliser leurs capitaux. Les droits fonciers imprécis posent également des difficultés aux investisseurs internationaux, en particulier pour les projets immobiliers de grande envergure, en raison d’une sécurité juridique encore trop fragile. On l’aura compris, les problèmes administratifs et économiques sont immenses.
 
Comment obtenir un prêt quand on risque de se voir déposséder du jour au lendemain ? Pourquoi investir s’il est impossible de prouver en cas de litige qu’on est effectivement le propriétaire d’un bien immobilier ?
 
Devant ce constat alarmant, la blockchain tente d’apporter une solution programmatique pour dynamiser le tissu économique des pays en développement. Des initiatives voient le jour afin de moderniser les cadastres fonciers. Et pour cause, une bonne gestion foncière est non seulement un facteur de paix mais aussi un moyen efficace d’attirer les investisseurs. De l’autre côté, les pouvoirs publics peuvent, en contrepartie de l’enregistrement fiable des données, fixer objectivement l’assiette imposable et procéder au recouvrement des impôts y afférents.
 
Qu’est-ce que le cadastre ?
Le cadastre est une représentation cartographique de l'ensemble du territoire national sur une base communale et selon sa division en parcelles de propriété. Il contient l’état civil de la propriété bâtie et non bâtie. Il sert à l’établissement et à la mise à jour des évaluations foncières permettant la détermination des taxes foncières.
 
Qu’est-ce que la blockchain ?
Si l’on se réfère à la définition proposée par le site Blockchainfrance, « La blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente, sécurisée, et fonctionnant sans organe central de contrôle ». Autrement dit, il s’agit d’une base de données ou d’un "grand livre comptable" qui enregistre la trace ou l’historique de tous les échanges effectués entres ses utilisateurs depuis sa création. La blockchain fonctionne donc comme un grand livre de compte public, transparent et infalsifiable. « Il faut s’imaginer un très grand cahier, que tout le monde peut lire librement et gratuitement, sur lequel tout le monde peut écrire, mais qui est impossible à effacer et indestructible » souligne Jean-Paul Delahaye.
 
La désintermédiation par les smart contracts
L’innovation blockchain permettrait de digitaliser le cadastre et offrir une solution pérenne et fiable d’identification des immeubles.
 
En pratique, la blockchain capture et enregistre chaque transaction, de manière permanente, tout au long de la vente d'une propriété. Cela permet une traçabilité et une transparence en temps quasi réel.
 
Prenons par exemple le cas d’un acquéreur et d’un vendeur. Ils négocient contractuellement la vente d’un bien immobilier et souhaitent enregistrer leur acte de vente auprès des autorités locales. Ils se rendent aux bureaux des services gouvernementaux comme ils le feraient normalement. Un représentant enregistrera alors l'acte de vente dans un système fondé sur la technologie blockchain. Ce système ancrera dans ce registre l'acte de vente, en présence de l’acquéreur et du vendeur. Une fois la transaction approuvée, un transfert automatique de propriété sera effectué.
 
Les administrateurs seront aptes à veiller sur l'état des propriétés et des actes de vente en temps quasi réel, et auront un accès instantané à un historique transactionnel complet et permanent.
 
De façon générale, la blockchain peut donc potentiellement remplacer tous les "tiers de confiance" centralisés. La blockchain permettrait à terme, une authentification décentralisée plus rapide et plus flexible que celles des registres fonciers tenus actuellement par les administrations publiques.
 
Les avantages de la « blockchainisation » du cadastre
Un renforcement des échanges autour de l’immobilier.- De manière générale, la blockchain va simplifier l’enregistrement de l’acte de propriété et faciliter son accès. La possibilité d'accéder à un registre numérique, accessible à tous, qui mentionne les transactions successives sur un même bien immobilier (identifié grâce aux coordonnées GPS par exemple) devrait donc permettre d'accélérer les transactions immobilières sur le continent, s’agissant aussi bien de l’immobilier d’habitation que de l’immobilier commercial.
 
L’essor économique des pays en développement.- En Afrique, l’absence de registres et de cadastres fiables limite nécessairement l'investissement individuel dans les biens immobiliers concernés. Cette situation rejaillit sur l'ensemble de l'économie qui pâtit de cette insécurité juridique. L’absence de sécurité foncière freine en partie les investissements nécessaires au développement de la productivité agricole mais de nouveaux domaines économiques sont également concernés, à l’image du e-commerce, puisqu’il est tout simplement impossible aux foyers de se faire adresser des colis.
 
Pour désamorcer ce ralentissement économique, la création de cadastres virtuels adossés à la blockchain pourrait apporter aux titres fonciers africains la crédibilité qui leur manque aujourd’hui en garantissant leur fiabilité.
 
Lutter contre les phénomènes de corruption.- Les cadastres de dizaines de villes à travers les pays en développement souffrent de problèmes de corruption. Beaucoup de citoyens ne font tout simplement plus confiance au système. Certains ne savent pas s’ils sont légalement propriétaires, bien qu’ils possèdent un acte de vente. D'autres souhaitent acheter un terrain mais ne savent pas si le vendeur le possède légalement.
 
La technologie blockchain augmente la sécurité des informations et assure les utilisateurs de l’authenticité de leurs biens fonciers. Aussi, en proposant une solution infalsifiable, la blockchain permettrait aux États de mettre en place une garantie de propriété, à l’abri de toute corruption ou malversation.
 
Et dès que les titres de propriétés seront sécurisés, il sera évidemment bien plus aisé pour les banques de les accepter en garantie et de prêter en conséquence.
 
Les problèmes à résoudre
L’identification des membres du réseau.- Concernant les pays en développement, l’usage de la blockchain pour le cadastre doit préalablement être précédé par un réel travail d’identification des véritables propriétaires fonciers afin d’éviter toute spoliation.
 
Aujourd’hui, les utilisateurs de la blockchain sur laquelle est basée le bitcoin sont identifiés par un pseudonyme (une adresse attribuée par exemple). Cette méthode peut s’avérer insuffisante pour acheter ou vendre un terrain, lorsque l’on sait que la loi exige une identification précise des différentes parties prenantes. Pour résoudre ce problème, la blockchain pourrait, par exemple, être synchronisée à un système d’authentification fort, à l’instar du système d’identification utilisé par les banques lors d’un paiement électronique.
 
Le problème de la signature électronique.- Comme l’a souligné l’avocat spécialiste des fintech, Hubert de Vauplane, lors du Paris Fintech organisé fin janvier 2017, « Une information de propriété inscrite sur le registre de blockchain vaut- elle propriété dans le droit ? Quelle force juridique accorder à cette technologie ? Une propriété inscrite sur ce grand livre numérique est-elle opposable à un tiers » ? Autant de questions qui méritent d’être éclairées.
 
Quelle éventuelle législation ?
Le plus gros problème juridique réside dans l’administration de la preuve du cadastre. Pour autant, il faut noter que la preuve de la propriété immobilière est libre (en droit français). Ainsi, en cas de litige portant sur un droit de propriété immobilier, rien ne s’opposerait, a priori, à ce qu’une partie au litige apporte la preuve de son droit avec des données issues d’une blockchain cadastrale. Il sera éventuellement nécessaire de recourir à des experts informatiques pour expliquer au juge la valeur de cette preuve.
 
En outre, un consensus international sur la question serait le bienvenu pour asseoir une protection juridique à l’échelle internationale. Car la blockchain est totalement décentralisée. Elle est donc partagée par des "pairs" vivant dans différents pays. Pour l’avocat Hubert de Vauplane, « il faudrait qu’un accord international soit trouvé sur la valeur juridique des opérations exécutées sur la blockchain, comme cela a déjà été fait pour les sites avec le protocole HTTPS dans les années 90 ».
 
Les projets en cours
Plusieurs projets sont en cours dans le domaine. On peut citer, parmi les plus prometteurs, l’ONG Bitland (https://atelier.bnpparibas/smart-city/article/netexplo-2016-bitland-redessine-carte-afrique-blockchain), basée au Ghana, qui propose d'enregistrer les actes fonciers sur une blockchain. Bitland s’est donnée pour mission de permettre aux institutions et aux personnes privées qui le souhaitent de permettre l'arpentage de leurs territoires et d'enregistrer leurs actes fonciers sur une blockchain bitcoin. Quiconque désire inscrire son terrain sur le cadastre de sa ville peut remplir un formulaire disponible sur internet. Les données sont ensuite enregistrées dans la blockchain et il est impossible de les en sortir afin d'éviter le piratage des données. L’objectif est également, en permettant la délivrance d’une attestation de propriété sur un bien foncier ou immobilier, de facilité l’accès au crédit hypothécaire. Bitland a réalisé une initial coin offering (ICO) en 2016 et émis son token, destiné à permettre l’accès à l’application, l’enregistrement des titres fonciers, le  règlement des litiges, etc. Bitland projette de signer un contrat de quatre ans avec le Gouvernement pour couvrir la totalité du pays et est déjà en discussion pour étendre son projet à d’autres États.

En 2015, le gouvernement du Honduras a fait appel à Epigraph, un organisme similaire à Bitland, pour répertorier la totalité de son territoire sur la blockchain bitcoin. Epigraph a pour ambition de sécuriser un registre cadastral basé sur la blockchain. Cette importante innovation vise à couper court à un fléau que subit une partie défavorisée de la population : la fraude aux titres de propriété, courante dans ce pays gangrené par une forte corruption.
 
Le projet IMBREX (ancien REXMEL), mené par une société commerciale, propose une plateforme, marketplace de données immobilières fondées, cette fois, sur Ethereum, sur laquelle courtiers, agents, propriétaires ou tout autre personne, peuvent intégrer et rechercher des informations sur l’immobilier résidentiel ou commercial. La plateforme permet ainsi de renseigner tout type d’informations sur des biens immobiliers (photographie, superficie, localisation, rendement locatif, sûretés, historique de propriété, etc.) et d’échanger des données de transaction dans un environnement sécurisé (y compris des offres et des lettres d'intention). Cette plateforme incite également les usagers à monétiser des données en matière immobilière. Il est ainsi possible d’acheter avec ces tokens REX (token ERC-20) des informations concernant, par exemple, l’état du marché, le prix de vente dans un quartier donné, et ce à partir de données authentifiées par la communauté des utilisateurs.
 
En somme, l’utilisation de cette technologie vertueuse pour le continent africain nécessitera que les pouvoirs publics déploient les moyens nécessaires pour que cette technologie puisse être exploitée efficacement par les acteurs du continent. Les initiatives en ce sens amorcées au Ghana seront certainement appelées à se multiplier sur le continent.
 
En outre, la création d’un cadre juridique spécifique sera sans doute nécessaire, mais elle demandera du temps. À l’avenir, il ne devrait pas être étonnant de voir que de plus en plus de gouvernements et d’administrations se penchent sur cette utilisation afin de simplifier leur organisation et améliorer leur transparence vis-à-vis des citoyens… À n’en pas douter, la jeunesse du continent africain saura trouver les synergies gagnantes de cette technologie démocratique.
 
À lire :
https://blockchainfrance.net/2015/09/16/le-honduras-adopte-la-blockchain/
https://www.factom.com/blog/a-humble-update-on-the-honduras-title-project
https://in.reuters.com/article/usa-honduras-technology-idINKBN0O01V720150515
https://blockchainfrance.net/decouvrir-la-blockchain/c-est-quoi-la-blockchain
 
 
Source : Actualités du droit