Retour aux articles

Vendôme Tech : un ministère plus prospectif pour une justice plus accessible

Tech&droit - Start-up, Données
Civil - Procédure civile et voies d'exécution
Pénal - Vie judiciaire
12/12/2017
« Le ministère de la Justice doit accentuer la dimension prospective de sa transformation numérique », a déclaré la garde des Sceaux, Nicole Belloubet, à l’occasion du premier Vendôme Tech, qui s’est tenu à la Chancellerie, le 8 décembre 2017, « afin de rendre demain la Justice plus accessible et plus rapide ».
Pourquoi un Vendôme Tech ? « L’idée est que le ministère de la Justice ne soit pas absent de cette conversation mondiale sans fin », a répondu Nicole Belloubet, citant un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, et que « la Justice se donne les moyens d’être un acteur puissant » de la transformation numérique.

Une transformation déjà en marche

« Nous ne découvrons pas les ordinateurs au ministère de la Justice ». Celui-ci a « déjà engagé depuis longtemps la numérisation de ses procédures avec un succès qui demande à être confirmé », a affirmé la ministre. Pour ce faire, un plan de transformation numérique de la Justice a été élaboré autour de trois étapes :

– renforcer le socle des équipements de la Justice, « avec la nécessité de consolider les infrastructures techniques parfois vieillissantes, d’augmenter les débits des réseaux (…), et de doter l’ensemble des magistrats d’équipements portables qui soient performants » ;

– développer les applicatifs : dans ce domaine-là, « il y a encore beaucoup de progrès à faire ». Par exemple, en matière pénale, le ministère de la Justice travaille avec le ministère de l’Intérieur, pour une numérisation de tout le parcours judiciaire, du dépôt de la plainte à la fin de la procédure ;

– accompagner les personnels dans l’appréhension et la compréhension de ces procédures numérisées.

Ce plan de transformation sera enrichi des travaux menés dans le cadre du chantier de la Justice dédié, lancé le 6 octobre dernier (voir notre article du 06/10/17 : Chantiers de la justice : les travaux démarrent !). Celui-ci permettra de fixer les priorités pour les années à venir, grâce notamment aux quelque 1 500 réponses reçues dans le cadre de la consultation en ligne qui a été prolongée jusqu’au 14 décembre (voir notre article du 15/11/17 : Chantiers de la justice : les professionnels appelés à donner leur avis sur la transformation numérique).

Afin de progresser au mieux, la garde des Sceaux a indiqué que le plan sera doté, d’ici quelques semaines, d’une gouvernance améliorée directement placée sous sa responsabilité politique, avec l’appui du secrétariat général du ministère et d’un comité d’expertise scientifique qui va être mis en place. Le plan devrait trouver son « achèvement administratif » dans la future loi de programmation de la Justice.

Rendre la justice plus prévisible grâce à l’open data judiciaire

Le ministère de la Justice doit accentuer la dimension prospective de sa transformation numérique, car, la ministre en est profondément convaincue, « il faut prendre conscience qu’on ne rendra pas demain la justice comme on la rend aujourd’hui ». S’il est nécessaire que la justice soit plus accessible, et plus rapide, il faut également la « rendre plus prévisible et plus intelligible ».

C’est tout l’enjeu de l’ouverture des données jurisprudentielles – autrement dit de « l’open data judiciaire » – prévue par la loi pour une République numérique (L. n° 2016-1321, 7 oct. 2016, art. 20 et 21, JO 8 oct.). Sur ce point, le rapport du professeur Loïc Cadiet est très attendu : ses préconisations, seront « j’espère sans précautions », a souligné la ministre, qui en connaît déjà les principaux points.

Peimane Ghaleh-Marzban, directeur des services judicaires du ministère de la Justice, a dévoilé l’un des plus importants : le rapport préconisera que la Cour de cassation se voit confier la responsabilité « de collecter les décisions de première instance, de les ordonner, de les pseudonymiser, de mettre en œuvre des algorithmes pour pouvoir les diffuser ». Pourquoi ce choix ? Parce que « la Cour de cassation, grâce à ce puissant vecteur, va pouvoir assurer véritablement un rôle phénoménal, un rôle que lui impulse la loi, qui sera renforcé par ce moyen : unifier la jurisprudence ».

Pour Peimane Ghaleh-Marzban, l’open data des décisions de justice est une chance pour les magistrats comme pour les citoyens : il permettra aux seconds de mieux connaître la justice, et aux premiers de mieux la rendre, en ayant accès aux décisions rendues par leurs pairs. Il l’assure, l’ouverture des données jurisprudentielles va favoriser le développement de la conciliation, sans pour autant sonner la fin du juge, au prétexte que l’on peut anticiper sa décision : pour lui, il faudra toujours un juge pour trancher, et surtout pour faire évoluer la règle de droit, mais dorénavant, de manière transparente. Jusqu’à quel point ?

Réguler l’open data judiciaire pour éviter les dérives

Sans dévoiler les conclusions de la mission présidée par Loïc Cadiet, Peimane Ghaleh-Marzban a donné quelques éléments sur les réflexions qui ont été menées : « Il ne s’agit pas d’entraver » mais « de réguler pour que les choses se fassent de manière vertueuse ; il faut trouver les bons équilibres ». « Jusqu’où doit aller la transparence ? » : il faut la concilier avec le respect des libertés et de la vie privée. C’est l’enjeu de la pseudonymisation, a rappelé le directeur des services judicaires.

Autre point important : assurer la régulation des algorithmes. « Il faudra de la déontologie des algorithmes », a affirmé Peimane Ghaleh-Marzban. Sur ce point, la synthèse des débats menés depuis un an par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle, qui sera présentée le 15 décembre prochain, pourra également être éclairante.

Comment va-t-on exploiter les décisions de justice ? Quels vont être les moteurs de recherche ? Comment éviter la réidentification par recoupement, et donc le contournement de la pseudonymisation ? Autant de problématiques qui nous placent « au cœur du sujet des legaltechs », a rappelé Peimane Ghaleh-Marzban. Les réponses qui y seront apportées auront « un impact en termes d’équilibre institutionnel », autrement dit sur le rôle des différents acteurs du droit, qu’il faudra peut-être redéfinir.

Encadrer les legaltechs tout en assurant leur essor

Un point de vue que partage Guy Canivet, Premier président honoraire de la Cour de cassation, ancien membre du Conseil constitutionnel et auteur du récent rapport publié sous l’égide de l’Institut Montaigne « Justice : faites entrer le numérique », qui formule vingt propositions pour une véritable révolution numérique de la justice civile.

Les legaltechs posent en effet la question de savoir qui est habilité à exercer des professions du droit. Sans parler des seuls algorithmes et de la justice dite prédictive, certaines de ces start-up délivrent des informations sur l’accès à la justice (Comment saisir la justice ? Comment choisir un avocat ?), d’autres encore font de l’intermédiation, ont une fonction d’assistance au procès et, même, rendent des décisions de médiation ou d’arbitrage. Les legaltechs exercent ainsi « des professions qui touchent de près à la justice », a déclaré l’ancien Haut magistrat.

Faut-il alors remettre en cause la réglementation des professions du droit ? Faut-il conserver le monopole des professions réglementées ? Faut-il encadrer et réguler les legaltechs ? Selon Guy Canivet, aucun doute, il faut les contrôler, car si elles rendent des décisions, qui doivent subir une exécution forcée, « il faudra que le juge s’en mêle ». Ce dernier va-t-il être limité à une fonction de certification face au développement de cette "justice privée" ? Pour le Haut magistrat, « Il faut savoir ce qu’on choisit », avec le risque d’une justice qui pourrait bientôt être rendue sur Amazon ou Google, comme une simple prestation de service, si la centaine de legatechs actives aujourd’hui, qu’il a recensées, venaient à se concentrer.

En dépit des problématiques que soulèvent leurs activités, Nicole Belloubet souhaite néanmoins « que le ministère de la Justice puisse apporter son soutien à l’essor des legaltechs françaises », qui « ont montré leur dynamisme et leur créativité ». Elle veut par ce biais assurer l’attractivité de notre droit « dans un contexte de concurrence internationale qui est très puissant », tout en ayant,« en même temps, un véritable souci éthique et déontologique ».

Aller vers un service public de la justice 100 % dématérialisé

En attendant les préconisations imminentes de Loïc Cadiet, la ministre a d’ores et déjà fait part de sa volonté d’approfondir certaines propositions issues du rapport rendu en novembre dernier par Guy Canivet, à savoir une procédure entièrement dématérialisée, y compris l’audience : « Si quelques tribunaux veulent bien expérimenter cet aspect-là d’un système totalement dématérialisé, sur quelques dossiers choisis, c’est quelque chose qui m’intéresserait » a-t-elle lancé. « Sinon le service public risque de disparaître et de laisser toute sa place à des acteurs dont les qualités éthiques et déontologiques ne sont pas certaines ». Une façon de reconnaître qu’il faut encadrer les legaltechs, mais aussi améliorer le service public de la justice : pour ce faire, il est déjà prévu que, dans le cadre du projet Portalis, le portail justice.fr offre aux justiciables, à l’horizon de septembre 2018, la possibilité de consulter leur procédure en ligne, mais aussi de saisir la justice de manière dématérialisée et d’accéder en ligne au Service unique d’accueil du justiciable (SAUJ). D’ici à 2019, ce sont les auxiliaires de justice (avocats, huissiers de justice) qui bénéficieront d’une amélioration des interactions numériques entre leurs systèmes et ceux de la justice. Enfin, viendra au plus tard en 2022, le portail des juridictions, qui permettra aux magistrats et aux greffiers d’avoir un applicatif unique, au lieu des neuf avec lesquels ils travaillent aujourd’hui. De vastes chantiers en perspective...
 
Source : Actualités du droit