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Plaidoyer de Christine Lagarde pour une régulation internationale raisonnée des cryptoactifs

Tech&droit - Blockchain
19/04/2018
Un mois après sa précédente prise de position sur son blog, quinze jours après l’exposé de la ligne de l’Autorité des marchés française par son président, Robert Ophèle, Christine Lagarde livre sa vision des cryptoactifs. Loin des caricatures ou d’une approche idéaliste, la présidente du Fonds monétaire international appelle à la lucidité et à une convergence d'une régulation qui protège tout en favorisant l’innovation.
L’approche des États vis-à-vis des cryptomonnaies est loin d’être uniforme. Certains les bannissent de leur territoire, d’autres émettent leur propre cryptomonnaie, agissent sur la fiscalité ou encore régulent les initial coin offering (ICO). Devant la diversité de ces approches, Christine Lagarde plaide pour une approche réglementaire uniforme.

Le temps des constats et de l’analyse
Dans sa précédente prise de position intitulée « Combattre le côté obscur de la cryptosphère » (Lagarde Chr., 13 mars 2018), Christine Lagarde soulignait à propos des cryptoactifs « nous sommes peut-être face à un nouveau moyen important de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme », appelant à la vigilance, mais esquissant également des pistes de solutions : « La biométrie, l’intelligence artificielle et la cryptographie peuvent être utilisées pour renforcer la sécurité numérique et détecter des opérations suspectes en temps réel ou quasi réel. Cela permettrait aux forces de l’ordre d’agir par anticipation pour empêcher les transactions illégales. Il s’agit là d’une solution pour dépolluer l’écosystème des crypto-avoirs ». L’objectif, « exploiter le potentiel des crypto-avoirs tout en nous assurant qu’ils ne deviennent jamais un refuge pour des activités illégales ni un facteur de vulnérabilité financière ».

Autres zones de risques identifiés, la disparition des intermédiaires de confiance et les craintes sur la stabilité financière. Dans sa lettre ouverte du 16 avril dernier (Lagarde Chr., 16 avr. 2018), Christine Lagarde indique clairement ne pas croire à la fin des courtiers ou des courtiers et estime que les registres distribués pourraient avoir un effet bénéfique : ils permettent « d’espérer que les applications décentralisées de la technologie des cryptoactifs diversifieront le paysage financier, rétabliront l’équilibre entre fournisseurs de services centralisés et décentralisés, et conduiront à un écosystème financier plus efficient et peut-être plus résilient aux menaces ». Quant à la stabilité financière, pour Christine Lagarde « avant que les cryptoactifs aient une incidence profonde et durable sur l’activité financière, ils devront gagner la confiance et obtenir le soutien des consommateurs et des autorités ». Autrement dit, eu égard à leur faible empreinte sur le système financier, le risque n’est pas imminent. Robert Ophèle rappelait ainsi le 5 avril dernier devant la commission des finances de l’Assemblée nationale à l’occasion d’une audition de la mission d’information sur les monnaies virtuelles, que « la valeur de l’ensemble des cryptoactifs recensés par les plateformes spécialisées – il y en aurait environ 1 700 – représente moins de 50 % de la capitalisation de la seule société Apple » (AMF, 5 avr. 2018, Ophèle R.). 

Pour autant, un principe de vigilance (et non de précaution) doit s’imposer. La présidente du FMI identifie ainsi deux effets de bords :
- « si les cryptoactifs finissaient par être intégrés aux flux normaux des produits financiers, ils pourraient amplifier le risque lié aux opérations à fort effet de levier et faciliter la propagation des chocs économiques » ;
- « un exode vers les cryptoactifs au détriment des monnaies officielles pourrait miner le modèle d’affaires des banques et des autres institutions financières. Les organismes de réglementation pourraient avoir plus de mal à assurer la stabilité d’un système financier diffus et décentralisé. En situation de crise, le rôle de prêteur de dernier ressort des banques centrales pourrait aussi être remis en cause ».

Des risques qui ne doivent pas masquer les bénéfices de cette innovation technologique.

Les avantages de cette technologie mis en avant par Christine Lagarde
S’en tenir aux risques, sans envisager le potentiel de cette technologie des registres distribués serait une erreur pour la présidente du FMI : « les cryptoactifs qui survivront à la sélection naturelle pourraient transformer nos habitudes d’épargne, de placement et de paiement ».

Christine Lagarde s’arrête sur quatre avantages de ces cryptoactifs.
 
● Les opérations en cryptoactifs sont rapides et bon marché, ce qui rend à certains égards ces actifs comparables à l’argent liquide. Certains services de paiement offrent déjà des transferts outre-mer dans des délais qui se calculent en heures plutôt qu’en jours. Les cryptoactifs du secteur privé demeurent risqués et instables, mais les banques centrales pourraient bientôt être tentées d’en émettre pour répondre à la demande d’une forme ou d’une autre de monnaie numérique, une idée que nous explorons dans le prochain Rapport sur la stabilité financière dans le monde ;
● La technologie qui sous-tend les cryptoactifs (la « technologie de registre distribué » ou DLT pour distributed ledger technology) est porteuse d’une plus grande efficacité des marchés financiers. La mise en place de « contrats intelligents » à exécution automatique et d’application directe pourrait entraîner la disparition de certains intermédiaires. La bourse australienne a déjà annoncé son intention de recourir à la DLT pour gérer la compensation et le règlement des opérations boursières ;
● Le stockage sécurisé des données sensibles est une autre utilisation prometteuse de la DLT. Dans le secteur de la santé, cette technologie pourrait garantir la confidentialité des données médicales tout en permettant aux assureurs et aux autres utilisateurs autorisés d’y accéder ;
● Dans les pays en développement, ces progrès pourraient contribuer à garantir les droits de propriété, rehausser la confiance et promouvoir l’investissement. Au Ghana, où les litiges fonciers sont nombreux, une plateforme DLT prometteuse baptisée Bitland pourrait contribuer à régler le problème en offrant un service sécurisé d’enregistrement des transactions foncières.

La nécessité d’une régulation internationale et constructive
Ces actifs se jouant par essence des frontières, Christine Lagarde promeut une réflexion internationale, qu’elle souhaiterait voir organiser par le FMI : « fort de ses quelque 189 pays membres, le FMI peut jouer un rôle clé en offrant des conseils et en servant de tribune de discussion et de collaboration pour l’élaboration d’une approche réglementaire uniforme ».

Elle propose de mener deux actions en parallèle :
  • mettre en place une évaluation systémique des risques et des politiques opportunes de protection des consommateurs, des investisseurs et de l’intégrité des marchés ;
  • combler sans tarder le déficit de connaissances qui entrave la surveillance des cryptoactifs.
Une démarche pragmatique, destinée à « distinguer les menaces réelles des craintes futiles (…) il sera essentiel de comprendre les risques que représentent les cryptoactifs pour la stabilité financière mondiale. Voilà pourquoi nous avons besoin d’un programme de réglementation équilibré qui atténuera les risques sans décourager l’innovation ». L’essentiel pour Christine Lagarde, c’est de « procéd (er) avec lucidité, (afin de) tirer parti des nouveaux horizons qu’ouvrent les cryptoactifs tout en en évitant les pièges ».

Approche partagée par le président de l’AMF, pour qui « le développement des cryptoactifs est une tendance lourde, qu’il convient non de combattre mais d’accompagner via un encadrement qui permette son essor dans un cadre plus sécurisé qu’aujourd’hui » (AMF, 5 avr. 2018, Ophèle R.). L’AMF a ainsi identifié quatre priorités. Assurer :
  • une information pertinente sur le produit ;
  • la transparence sur les émetteurs et les investisseurs ;
  • un mécanisme de formation des prix transparent, qui assure l’intégrité du marché ;
  • une sécurité de la chaîne de marché, tant d’un point de vue juridique (preuve de la détention de l’actif), qu’opérationnel (solidité du dispositif par rapport aux cyber-risques par exemple).
Cet encadrement devra être décliné sur les marchés primaire et secondaire.

Reste maintenant à voir si cette ligne sera celle suivie par le gouvernement français. La loi PACTE, qui devrait passer en conseil des ministres dans la seconde quinzaine de mai, donnera déjà un aperçu (avec la probable mise en place d’un label AMF optionnel pour les ICO). Viendront ensuite les conclusions de la mission sur les monnaies virtuelles, qui préluderont des dispositions qui pourraient être introduites dans le projet de loi de finances pour 2019…
Source : Actualités du droit