Retour aux articles

Fraude aux prélèvements obligatoires : la réponse pénale doit être améliorée

Affaires - Pénal des affaires
13/12/2019
Le constat est établi : la fraude aux prélèvements obligatoires a pris de nouvelles dimension et formes, notamment du fait de la mondialisation et de la numérisation de l’économie. À la demande du Premier ministre, la Cour des comptes s’est penchée sur la question.
Le 9 mai dernier, le Premier ministre a saisi la Cour des comptes d’un rapport portant sur « La fraude aux prélèvements obligatoires ».  L’objectif du rapport est double :
  • mieux éclairer l’opinion publique sur un sujet peu traité ;
  • identifier les forces et faiblesses de la lutte contre la fraude aux prélèvements obligatoires.
Le rapport, rendu public le 2 décembre par le président de la Cour des comptes, s’ouvre sur un chapitre consacré à ce « phénomène multiforme en constante évolution ». Il consacre ensuite une partie au chiffrage des irrégularités et de la fraude et constate qu’une méthode est à construire et que les premiers résultats sont à fiabiliser. Ensuite la Cour des comptes analyse les nouveaux outils de lutte contre la fraude fiscale et les résultats qui restent à améliorer. Dans un dernier chapitre, elle s'intéresse à la « politique de lutte contre la fraude aux prélèvements obligatoires à mieux affirmer ».
 
Définition des notions-clés relevant du domaine de l’évitement des prélèvements obligatoires :
-l’optimisation, qui désigne le fait pour un contribuable de choisir, parmi les possibilités offertes par la loi, celle qui apparaît la moins coûteuse ; il s’agit donc d’un comportement légal ;
-l’évasion fiscale, qui qualifie l’ensemble des opérations destinées à réduire le montant des prélèvements dont le contribuable doit normalement s’acquitter, et dont la régularité est incertaine ;
-les irrégularités fiscales, qui regroupent l’ensemble des comportements, volontaires ou non, de bonne ou de mauvaise foi, qui aboutissent à diminuer le montant d’un prélèvement obligatoire ; les irrégularités relèvent donc dans certains cas d’erreurs commises par le contribuable, et dans d’autres cas, de comportements frauduleux ;
-la fraude fiscale, décrite à l’article 1741 du Code général des impôts, qui implique une violation délibérée et consciente de la réglementation en vigueur ; de même la fraude aux cotisations sociales définit les comportements délibérés de travail dissimulé qui ont notamment pour but d’éluder tout ou partie des contributions dues.
Cour des comptes, nov. 2019
 
De ce rapport, onze recommandations ressortent. La stratégie proposée repose sur le triptyque suivant :
  • « évaluer le montant de la fraude pour éclairer le débat et la stratégie ;
  • prévenir la fraude autant que possible ;
  • la réprimer chaque fois que nécessaire ».
Parmi elles, celles pour renforcer l’efficacité de la chaîne pénale en matière de lutte contre les atteintes aux finances publiques. Rappelons que la France s’est dotée d’un arsenal répressif à travers deux lois notamment : celle de 2013 relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (L. 6 déc. 2013, n° 2013-1117, JO 7 déc.) et celle de 2018 relative à la lutte contre la fraude (L. 23 oct. 2018, n° 2018-898, JO 24 oct.). Ce renforcement de la détection et de la répression de la fraude, a « abouti à renforcer les instruments, dotant notre pays de l’un des dispositifs juridiques les plus complets à cet égard » reconnaît le rapport. Il n'empêche que des améliorations sont attendues ... 
 
Préciser davantage la politique pénale
L’un des points soulevés par la Cour des comptes est l’exposition des orientations de politique pénale en matière de fraude aux prélèvements obligatoires. Il est donc proposé que la Direction des affaires criminelles et des grâces (DACG) publie une dépêche pour apporter des précisions.
 
Dans un premier temps, elle recommande de clarifier les compétences des services de police fiscale. Rappelons que la loi du 23 octobre 2018, relative à la lutte contre la fraude a créé une « police fiscale » au sein du ministère chargé du Budget, en complémentarité des services du ministère de l’Intérieur, dans le but d’accroître les capacités d’enquête judiciaire en cas de fraude fiscale.
 
Ce doublement de services, comme le précise la Cour des comptes, peut introduire une concurrence entre les services. Ainsi, « si le choix du service enquêteur relève des pouvoirs du procureur de la République ou du juge d’instruction en leur qualité d’autorité judiciaire en charge de la direction d’enquête, la Chancellerie gagnerait donc à fixer clairement des critères d’orientation et de traitement des procédures dans sa dépêche aux procureurs et procureurs généraux qui ont à traiter des centaines de plaintes nouvelles par l’effet des nouvelles dispositions législatives ».
 
Parallèlement à cela, le ministère de la Justice devrait rappeler au ministère public les orientations tenant à la conduite des enquêtes en matière de fraude fiscale. Dans un premier temps, la Cour des comptes demande aux enquêteurs de mieux se saisir des moyens législatifs : des techniques spéciales d’enquête notamment, pour les atteintes aux biens qui sont applicables à la fraude fiscale complexe ou l'enquête sous pseudonyme pour tous les délits commis via internet et punis d’emprisonnement. L’explication de la Cour est que l'engorgement des services spécialisés aurait un impact sur la formation des enquêteurs qui serait insuffisante.
 
Aussi, les parquets devraient « procéder à une enquête patrimoniale et des mesures de saisies pénales conservatoires », systématiquement, dans le but « d’éviter le dépérissement des actifs en cours de procédures (…) et dans les dossiers où le patrimoine de la personne mise en cause paraît faire l’objet d’une dissimulation ou de risques importants de dissipation » précise la Cour des comptes.
 
Une meilleure coordination des moyens attendue
La Cour attend une amélioration de l’organisation de la police judiciaire. Elle rappelle dans son rapport sa position concernant l’organisation « fragmentée » dédiée à la lutte contre la délinquance économique et financière en région parisienne et estime important de « mieux utiliser et de mieux coordonner les moyens existants ». Propos tenus par le Premier président de la Cour des comptes le 12 décembre 2018.
 
Dans ce contexte, il est proposé « de placer la direction régionale de la police judiciaire de Paris sous la seule autorité du directeur central de la police judiciaire ». Concrètement, il s'agirait d'offrir « un rôle clair de chef de file à la nouvelle sous-direction en matière d’atteintes aux finances publiques » tel qu’il avait était demandé lors de la création de la sous-direction dédiée à la lutte contre la délinquance financière.
 
Pour les autres régions, la Cour des comptes préconise une déconcentration de l’expertise en déployant des officiers fiscaux judiciaires au sein des SRPJ pour que soient prises en charge aux échelons territoriaux pertinents, « des enquêtes pour des faits de fraude fiscale complexe qui aujourd’hui sont prises en compte avec retard (…) faute d’une expertise locale suffisante ».
 
Un droit d’évocation en matière de fraude fiscale pour le PNF
Le constat de la Cour des comptes est le suivant : « les résultats conduisent en effet à s’interroger sur l’efficacité de la répression des fraudes, et sur la disparité entre les enjeux et les moyens dans ce domaine ». Pour elle, il est important de mieux définir les priorités et d’améliorer la concertation entre les ministères de l’Intérieur et de la Justice.
 
« En matière d’organisation, l’articulation entre services ou juridictions spécialisés et polyvalents doit être mieux définie, avec une meilleure concertation entre les différents acteurs » explique la Cour des comptes. Avec la spécialisation des acteurs, elle fait état de six niveaux susceptibles de traiter de dossiers de fraude fiscale, de blanchiment et de recel :
- parquet près les TGI ;
- pôles économiques et financiers (PEF) ;
- parquet des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS), compétents en matière de fraude fiscale ;
- parquet JIRS Paris (blanchiment) ;
- parquet national financier (PNF), particiant au meilleur traitement de la fraude fiscale la plus grave et complexe ;
- et le parquet européen qui doit entrer en fonction à la fin de l’année 2020 et qui sera compétent pour les escroqueries à la TVA.
 
« Tout ceci aboutit à un empilement et à une dispersion des ressources du ministère de la justice qui sont contreproductives et de nature à nuire à la conduite des enquêtes comme à la qualité de la réponse judiciaire » conclut le rapport. Ce qu’il propose c’est de confier au PNF un droit d’évocation en matière de fraude fiscale lorsque la procédure de concertation avec les parquets territorialement compétents aurait échoué et, sans remettre en cause le principe de la compétence concurrente.
 
La Cour des comptes rajoute que cela permettrait au PNF « de mieux définir sa compétence sur la base d’un principe de subsidiarité reposant sur des critères objectifs du fait de la technicité et de la complexité des investigations et des règles juridiques applicables » mais aussi de « favoriser un traitement harmonisé des affaires similaires ».
 
Une adaptation des moyens humains et techniques des juridictions et services d’enquête requise
« L’augmentation du nombre d’affaires dont seront saisis les juridictions et services d’enquête du fait du nouveau contexte issu de la loi de 2018 suppose une mise à niveau du volume global des moyens dédiés à cette mission » constate la Cour des comptes.
 
Pour cela, en s’intéressant aux TGI de Paris, elle met en avant qu’aucun service, autre que la Brigade de répression de la délinquance économique, traite de la fraude fiscale de faible à moyenne ampleur. Au-delà de la mise à niveau quantitative, la Cour des comptes préconise la spécialisation des moyens des services d’enquêtes, notamment celle des juges des libertés et de la détention.
 
Des préconisations déjà entreprises ou que le Gouvernement entend suivre
Ce rapport, attendu par le Gouvernement, a reçu une réponse immédiate. Gérald Darmanin a affirmé sur son compte Twitter que « Le gouvernement suivra les recommandations de la @Courdescomptes. Beaucoup valident nos orientations pour lutter contre la fraude : mieux prévenir, détecter & sanctionner ». Il affirme que « la plupart sont reprises dans le #budget2020, par exemple la lutte sans précédent contre la fraude à la TVA ».
 
C’est ce qu’affirme le communiqué de presse publié par le Premier ministre. Certaines mesures ont, en effet, déjà été entreprises. Il précise notamment, sur la chaîne pénale, que « le Gouvernement travaille sur plusieurs projets pour améliorer l’efficacité de la réponse pénale en matière d’atteintes aux finances publiques : amélioration de la formation et du nombre d’enquêteurs spécialisés, amélioration des dispositifs de saisie et confiscation des avoirs, droit d’exercice prioritaire de l’action publique au profit du PNF et des parquets JIRS vis-à-vis des autres parquets dans les affaires de fraudes complexes ».
 
Les autres recommandations du rapport :
Évaluer la fraude aux prélèvements obligatoires : une exigence démocratique, un outil utile pour éclairer la stratégie de lutte contre la fraude
1. (Insee, DGFiP) Achever l’estimation en cours de la fraude en matière de TVA et engager sans tarder les travaux relatifs aux autres prélèvements obligatoires, en commençant par l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu.
2. (DGFiP, Acoss) Améliorer dans la durée les outils et méthodes d’estimation :
- S’agissant de la DGFiP : en incluant dans la programmation du contrôle fiscal une fraction de contrôles aléatoires et en faisant évoluer les systèmes d’information en vue de faciliter l’exploitation statistique des données du contrôle fiscal.
- S’agissant de l’Acoss : en perfectionnant les méthodes mises en œuvre pour estimer la fraude aux cotisations sociales (fréquence des campagnes générales et élargissement du champ de la méthode à l’ensemble des cotisations sociales).
- S’agissant à la fois de la DGFiP et de l’Acoss : en engageant les travaux nécessaires à la mesure du biais de détection.
3. (DGFiP) Favoriser au niveau de l’Union Européenne l’intensification des échanges de bonnes pratiques en matière d’évaluation de la fraude fiscale.
4. (DGFiP, Acoss, Insee) Engager dans l’ensemble des administrations et organismes concernés (DGFiP, Acoss, services statistiques ministériels) des travaux réguliers d’estimation de la fraude aux prélèvements obligatoires et confier à une institution extérieure, comme le Conseil des prélèvements obligatoires, la responsabilité de veiller à leur cohérence et d’en publier les résultats d’ensemble.
Faire de la prévention une composante à part entière des politiques de lutte contre la fraude
5. (DGFiP, DLF, DSS) Poursuivre les efforts de simplification de la norme relative aux impositions de toutes natures et aux cotisations sociales :
- Prévoir dès la conception des lois relatives à la fiscalité et aux cotisations sociales les outils et modalités de leur contrôle.
- Réaliser annuellement une revue des textes fiscaux et sociaux les plus complexes et les plus générateurs de fraudes et rendre compte dans le PLF et le PLFSS des décisions prises (ou proposées au législateur) afin d’améliorer la qualité de la norme fiscale.
6. (DGFiP) Développer les pratiques permettant de sécuriser la déclaration ou le recouvrement des prélèvements obligatoires :
- Développer le recours au recouvrement de la TVA par des tiers en matière de commerce en ligne.
- Élaborer un plan à trois ans visant à développer le recours à la facturation électronique et au pré-remplissage des déclarations.
7. (DLF, DACG) Mieux lutter contre la fraude fiscale internationale :
- Poursuivre la lutte contre les paradis fiscaux : mettre à jour la liste des États et territoires non coopératifs (ETNC) ; élaborer annuellement un rapport spécifique au Parlement sur l’application des critères fixés par l’article 238-0 A du CGI.
- Promouvoir l’élaboration d’un traité international concernant la répression pénale de la fraude fiscale.
Mieux mobiliser les administrations chargées de la détection et de la répression de la fraude au service d’une stratégie nationale cohérente
8. (Premier ministre) Donner une impulsion interministérielle à la politique de lutte contre la fraude aux prélèvements fiscaux et sociaux en relançant l’activité du comité interministériel de lutte contre la fraude, en supprimant la Délégation nationale de lutte contre la fraude et en mettant en place une structure permanente légère chargée de préparer et de suivre les décisions du comité, et de veiller à la mise en œuvre par les administrations des principaux projets communs.
9. (DGFiP, Acoss) Améliorer la détection de la fraude aux prélèvements obligatoires :
- En renforçant la capacité de la DGFiP à solliciter et à exploiter le renseignement fiscal.
- En créant une mission d’enquête à l’Acoss, pour les cas de fraude complexe, internationale et/ou multi-sites.
- En élargissant le dispositif des aviseurs (actuellement limité à l’IS dans les seules affaires d’évasion fiscale internationale).
- En développant les échanges directs d’information entre l’Acoss et la DGFiP, ainsi que la création de fichiers partagés entre administrations, notamment pour ce qui est des procédures en matière de travail illégal.
10. (DGFiP, Acoss) Spécialiser et professionnaliser les activités de lutte contre la fraude aux prélèvements obligatoires:
- Rationnaliser la programmation et l’exploitation des données de masse (datamining/Big data).
- Créer des brigades de vérification spécialisées « anti-fraude ».
- Renforcer les moyens de lutte contre la fraude dans le réseau des Urssaf.
Cour des comptes, nov. 2019
 
Source : Actualités du droit